Les ailes du souvenir
En ce 16 août, les premiers rayons du soleil apparaissent à l’horizon irisant de leur douce lumière les plaines ensemencées de la Beauce, et colorant d’un vert orangé les célèbres toits de la cathédrale, Tonton X, modeste agriculteur demeurant Rue du Bourgneuf, prend le chemin qui le conduit comme chaque jour ou presque sur ses champs, situés juste derrière la voie ferrée.
La chaleur, si intense depuis plusieurs semaines, se fait déjà sentir.
La nuit lorsque chacun espère une trêve, la température descend à peine.
Cette année, dès le printemps, la pluie vient à manquer.
Au milieu du mois d’avril, on relève 28° ici à Chartres, vers le 15 mai il fait déjà 34°.
Vers la Fin juillet, c’est pas moins de 38°et ce mois d’août, ne déroge pas à la règle et affiche en moyenne 35°sur toute sa durée¹ .
La nuit précédente, comme tant d’autres depuis le début de cet été 1943, a été particulièrement étouffante et se reposer . Tandis que la majorité de la population française tente de trouver le sommeil avec pareilles températures estivales, au dessus de la ville et ses alentours, le voile du ciel constellé d’étoiles est déchiré par les balles traçantes des avions de chasse allemands auxquels, une cohorte de bombardiers britanniques qui passe par là, répond par un déluge de feu à cet envahisseur qui occupe la France et bon nombres d’autres pays en Europe, depuis 3 ans déjà.
Cette nuit là, le vacarme des combats sort Tonton X de son demi sommeil, mais il ne peut pas sortir pour voir ce qui se passe, du fait du couvre feu imposé par l’occupant.
Ouvrir les volets serait trop risqué. Si une patrouille allemande venait à passer par là, prendre le risque ne serait-ce que de les entrouvrir pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour lui.
Il ne voit donc pas la voûte céleste s’embraser, et moins encore les éclairs mortels qui viennent déchirer la fragile carlingue de ces bombardiers, et endeuiller le ciel de France.
Il ne sait pas qu’au dessus de sa tête en cette nuit si chaude, de jeunes hommes, alors inconnus, sont malmenés, blessés ou tués au nom de la liberté.
Il n’imagine même pas que ces bruits qui déchirent la nuit seront « entendus » soixante seize ans plus tard par un passionné de la seconde guerre mondiale qui déciderait, quatre vingt ans après presque jour pour jour, d’en raconter l’histoire …
*
Tandis que Tonton X quitte la Rue du Bourgneuf et tourne, à gauche, vers la Ruelle des Bons Enfants après être passé sous le pont de la voie ferrée, il aperçoit à quelques dizaines de mètres dans son champ de blé récemment déchaumé, une forme métallique imposante.
– Qu’est-ce que cela peut bien être ? s’inquiète t-il.
Tout en continuant son chemin et quelque peu pressé de savoir ce qu’est cet objet étrange, il s’inquiète. À cette distance et en léger contrebas, il distingue mal ce que c’est et imagine qu’il puisse s’agit peut-être d’un véhicule. Ce qui l’inquiète par dessus tout, c’est son champ de maïs situé juste derrière. Son pas devient rapide, il s’interroge :
– Déjà que la météo a mis à mal la croissance de mon blé durement semé au mois d’octobre et que le maïs souffre du manque d’eau, il ne manquerait plus que les allemands se soient amusés durant la nuit, à rouler dessus avec un véhicule quelconque.
Sans doute l’auront-ils abandonné après une panne sèche ou simplement, parce que incapables de repartir avec après avoir trop abusé d’alcool …
Ces soldats allemands lorsqu’ils boivent, se font rarement remarquer car la Feldgendarmerie n’est pas tendre avec eux lorsqu’elle les prend sur le fait mais parfois, certains outrepassent les interdits et se livrent à de véritables beuveries lorsqu’ils sont en permission réduite, histoire d’atténuer un peu la nostalgie qu’ils ont du pays.
Après tout, la veille, c’était le 15 août en plus d’être dimanche.
Certains parmi eux, originaires de la Bavière ou de la Sarre auraient pu, avec excès sans doute, vouloir fêter « Maria Himmelfahrt », l’équivalent de l’assomption pour nous.
Qui sait ?
Ses pas se font plus pressants et il arrive enfin aux abords du champ.
Il découvre plusieurs objets déformés étalés un peu partout.
À différents endroits, autour de ces débris encore fumants pour certains, la parcelle, fort heureusement moissonnée depuis quelques semaines déjà, est brûlée.
Une forte odeur de carburant s’en dégage.
Rapidement, il fait le tour de la zone touchée par l’incendie, rien de grave.
Contre toute attente, ces masses métalliques n’ont rien à voir avec le véhicule qu’il imaginait plus tôt. La plus grande mesure environ quatre mètres de longueur et près de deux mètres de largeur. D’autres morceaux jonchent également le sol.
Lorsque le feu n’a pas altéré la couleur d’origine, Tonton X remarque des couleurs semblables à celles utilisées pour camoufler les véhicules militaires.
Le plus grand morceau en plus de sa peinture camouflage comporte une cocarde qui couvre la plus grande partie visible.
Il croit reconnaître celle de la RAF, la Royal Air Force …
– C’est l’aile d’un avion, déchirée par une explosion ! s’exclame t-il.
L’un de ceux dont il a entendu les puissants moteurs dans le fracas des combats que la nuit avait connus, sans doute.
– Et si les allemands découvraient cela dans mon champ, que se passerait-il ?
Ils m’empêcheraient sans doute de m’en occuper ou pire, m’interdiraient définitivement d’y retourner. Je dois agir, et vite !
De toutes les manières, je m’apprêtais à labourer. Je vais devoir le faire plus tôt que prévu. Qu’importe, les quelques trous creusés par l’impact des débris seront plus vite effacés et, si les allemands venaient à passer par là, ils n’y verraient rien et je ne serais pas ennuyé.
Regardant autour de lui et voulant opportunément profiter de l’absence de personnes dans la rue en cette aube naissante, il prend la décision de retourner chez lui pour revenir avec la charrette tractée par les bœufs.
Après tout, en ces temps de pénurie et de disette, ce métal pourrait à moindre frais, lui servir à fabriquer nombre d’objets du quotidien, ou même à réparer son matériel agricole. L’aluminium est une denrée rare, et si il veut éviter d’attirer l’attention de ses voisins sur lui, si ils venaient à remarquer ce qui se trouvait dans son champ, il ferait mieux de se presser pour charger tout ça pour le mettre à l’abri dans l’appentis situé juste derrière sa modeste maison.
Le terrain est fermé et là au moins, ses trouvailles seront à l’abri du regard des curieux. En ces temps de guerre, mieux vaut se méfier de tout le monde, et garder pour soi ce genre d’évènement et surtout, ce genre de « cadeau » tombé du ciel …
Fébrile, il installe le joug derrière les cornes des bœufs et attelle ensuite la lourde charrette qui l’aidera à transporter ces précieux morceaux de métal.
La tâche sera délicate et difficile, mais il doit parvenir à la mener à bien rapidement.
De retour chez lui, et une fois son chargement mis à l’abri, il imagine tout ce qu’il pourrait faire avec ce métal mais pour l’heure, il doit avant tout passer la charrue avant que quelqu’un ne s’aperçoive de quoi que ce soit.
La journée va être longue, c’est certain, mais nécessité fait loi.
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Les jours et les saisons s’écoulent.
Un an plus tard, le 15 août 1944, débute la libération de Chartres.
On signale l’arrivée des premiers éléments de l’armée américaine sur la route d’Illiers-Combray. En fin de journée, des groupes de la Force Française de l’Intérieur, les FFI, prennent position dans divers bâtiments dont la Gendarmerie et la Préfecture.
Des troupes de fantassins ennemis tiennent les sorties de la ville.
De nombreux bâtiments font les frais des durs combats menés ce jour là et le lendemain. Plusieurs constructions majeures sont détruites, dont la porte Guillaume, le pont neuf, le pont Fontaine et le pont de la Courtille.
Le 16, vers 10H30, le premier char américain entre dans Chartres par la place Châtelet et la rue Sainte Même. Le Major Général Lindsey Mcdonald Silvester, commandant de la 7ème division armée (XXème corps de la 3ème armée), reçoit les acclamations des chartrains.